La tenture de l’Apocalypse, un trésor à redécouvrir
Publié le 10-10-2024
Culture
Plus grande tapisserie historiée au monde, la tenture de l'Apocalypse a été inscrite le 19 mai 2023 au registre "Mémoire du monde" de l'Unesco. Mis en place en 1992, ce registre a d'abord été créé pour faciliter la conservation du patrimoine documentaire. Constitués d'une grande diversité de supports (archives écrites, radiophoniques et cinématographiques, bibliothèques, tapisseries...), ces biens ont souvent en commun leur grande fragilité, et sont exposés à travers le monde à de nombreux périls : dispersion, trafic, pillage... Le programme s'attache également à favoriser la connaissance de ce patrimoine, et à ce titre distingue des pièces dont la valeur historique est avérée, dans ce qu'elles donnent à voir et à comprendre de leur époque.
Véritable "bande dessinée médiévale", la tenture de l'Apocalypse entre pleinement dans ce cadre. Sur plus de 100 m de long, elle met en scène en six chapitres le dernier texte de la Bible : l'Apocalypse selon saint Jean. Laquelle est racontée selon la vision de l'époque, le 14e siècle, période de troubles et de désordre marquée par la guerre de Cent Ans entre la France et l'Angleterre.
Commandée par le duc d'Anjou Louis Ier et réalisée de 1373/75 à 1380/82, la tenture de l'Apocalypse pose également un jalon technique majeur dans l'art de la tapisserie. Sa technique "sans envers", qui permet de l'exposer aujourd'hui sur son verso, mieux conservé, ainsi que la finesse de son tissage et son gigantisme, ont inspiré les grandes tapisseries historiées de l'époque, dont elle reste aujourd'hui le principal témoin.
Bien que malmenée au fil de sa longue histoire, elle présente un état de conservation qui permet d'exposer la majorité de ses pièces, visibles dans une galerie dédiée au cœur du château d'Angers, avec des niveaux de luminosité, d'hydrométrie et de température qui garantissent sa préservation. 260 000 visiteurs l'admirent ainsi chaque année.
La tenture de l'Apocalypse sera à l'honneur lors d'une exposition à la Bibliothèque nationale de France, à Paris, du 4 février au 4 mai 2025, sur le thème des représentations de l'Apocalypse jusqu'à nos jours. Pour l'occasion un fragment de la tenture y sera présenté.
L'histoire mouvementée d'une pièce unique
Duc d'Anjou et frère du roi Charles V, Louis Ier est aussi l'un des plus grands collectionneurs de tapisseries d'Europe. Souhaitant acquérir une représentation de l'Apocalypse, il passe commande au peintre Jean de Bruges des cartons qui serviront de modèle à la tenture. La commande est alors très innovante : le thème de l'Apocalypse est à l'époque essentiellement repris dans les manuscrits dits "anglo-normands", qui mêlent sur chaque page textes et images à la manière d'un livre illustré, les tapisseries restant elles cantonnées au registre figuratif.
C'est ensuite dans les ateliers de Robert Poisson, vraisemblablement à Paris, que les peintures de Jean de Bruges sont déclinées en réalisation textile monumentale. Le tissage proprement dit aurait duré cinq ans, pour être achevé entre 1380 et 1382. Un temps record au regard des dimensions de l'œuvre qui, en six grandes pièces, totalise plus de 140 m de long sur près de 6 m de haut. Véritable superproduction, elle suscite enthousiasme et admiration, à tel point que les deux jeunes frères de Louis Ier en commandent chacun des copies, aujourd'hui disparues.
La première utilisation connue de la tapisserie de l'Apocalypse date de 1400, lorsqu'elle est installée dans la cour de l'archevêché d'Arles pour les noces de Louis II d'Anjou et de Yolande d'Aragon. Un accrochage a lieu ensuite en 1404 dans la cathédrale Saint-Maurice, seul édifice du duché dont les dimensions permettent de recevoir la tenture. Dans la deuxième moitié du 15e siècle elle fait un passage inattendu par le château de Baugé, où le Roi René la met à l'abri des convoitises du roi de France, Louis XI, qui lorgne sur l'héritage des ducs d'Anjou. Pour s'assurer que la tenture restera à Angers, le Roi René décide de la léguer par testament à la cathédrale, qui en hérite en 1480. Elle sera régulièrement accrochée pendant trois siècles, notamment lors des fêtes religieuses et à la Saint-Maurice, les chanoines veillant à son bon entretien.
Personne ne peut décrire ni raconter la valeur, la beauté, la richesse de ces tissus dont était parée la demeure de l’archevêché de toutes parts.” (Un bourgeois d'Arles décrivant la tenture de l'Apocalypse en 1400)
C'est au 18e siècle que la tenture connaît ses heures les plus sombres, lorsque les chanoines s'en désintéressent. Souhaitant refaire le chœur et améliorer l'acoustique de la cathédrale (ils considèrent que la tapisserie étouffe leurs chants) ils décident de la vendre, sans trouver preneur. L'époque est au rejet de l'art médiéval, considéré comme barbare puis comme symbole du pouvoir seigneurial par les révolutionnaires, conduisant à de nombreuses vagues de vandalisme à la fin du siècle. Dans ce contexte la tapisserie est dispersée, dépecée, et servira même à isoler les orangeries ou les écuries.
Au 19e siècle, la chanoine Joubert entreprend un long travail de reconstitution et de restauration de la tapisserie. Celle-ci profite d'un regain d'intérêt pour l'art médiéval, et est exposée dans toute l'Europe notamment lors de sept expositions universelles. Elle devient propriété de l'Etat lors de la loi de 1905, mais reste conservée au palais épiscopal jusqu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Là, devant le constat de son usure, la décision est prise de lui construire une galerie dédiée, dans l'enceinte du château d'Angers, où elle s'installe en 1954.
Pourquoi l'Apocalypse d'Angers est si exceptionnelle
Souvent copiée jamais égalée, la tenture de l'Apocalypse a marqué l'histoire par son caractère monumental et innovant. Voici trois raisons qui font que la tapisserie d'Angers est, encore aujourd'hui, une œuvre sans équivalent.
Au 15e siècle, l'Apocalypse de saint Jean est le récit "à la mode" chez les élites européennes. Celles-ci déclinent à l'envi le texte du dernier livre de la Bible, en particulier dans des livres enluminés. À cette même époque, la noblesse s'éprend de la tapisserie en grand format et fait couvrir les murs de ses demeures de motifs tissés, souvent floraux, en signe de richesse.
Dans sa volonté de produire une œuvre grandiose qui mettrait en valeur son ambition politique, Louis Ier allie sa fascination pour le texte de l'Apocalypse à son goût pour la tapisserie et passe commande d'une tapisserie monumentale "historiée" – qui raconte une histoire. L'Apocalypse d'Angers est ainsi un témoignage manuscrit tissé géant, la plus grande tapisserie de l'époque et la seule subsistante des grands récits tissés médiévaux. Elle est également la seule à présenter un récit intégral de l’Apocalypse.
140 m de long sur près de 6 m de hauteur, soit environ 840 m² ! Louis Ier, premier duc d'Anjou, avait-il la folie des grandeurs ? Les dimensions d'origine de la tenture de l'Apocalypse dépassent, et de loin, les commandes passées par les nobles de l'époque. Même celles du roi Charles V, son frère. En faisant réaliser une pièce de cette envergure, Louis Ier d'Anjou crée une œuvre grandiose afin d'afficher son ambition politique et militaire partout où il se déplace. La tapisserie est tellement majestueuse qu'aucun bâtiment d’Anjou ne peut l'accueillir à couvert dans son ensemble à l'époque, sauf la cathédrale où elle est exposée pour les fêtes religieuses.
L'Apocalypse d'Angers suscite l'admiration de ses contemporains, dès ses premières expositions. Deux copies sont réalisées par les frères cadets du duc d'Anjou dans des dimensions plus modestes. Elles ont l'une et l'autre disparu. La tapisserie de l'Apocalypse reste aujourd'hui la plus grande tapisserie médiévale qui subsiste, même dans ses dimensions actuelles d'environ 105 mètres de long. Certains fragments ont été perdus au fil de l'histoire. Elle a également subi l'usure du temps. Ainsi, depuis sa création elle aurait perdu la moitié de son poids d'origine, calculé en fonction du nombre de fils de laine au cm2.
Une page découpée en cases, mêlant images et textes, qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas. Cela ne vous rappelle rien ? Cette narration aujourd'hui courante dans les bandes dessinées est considérée comme innovante pour l'époque, pour un tel récit. Les Apocalypse de l'époque prenaient la forme d'albums classiques, soit une image et un texte par page.
Cette nouvelle manière d'écrire et dessiner les récits est d'autant plus originale que la forme reprend les codes du théâtre de l'époque. On trouve représenté en introduction de chaque chapitre un grand personnage acteur-narrateur qui, avec éloquence, pose le contexte du récit. L'action se joue ensuite dans une succession de saynètes présentées dans des cases où saint Jean, l'auteur de l'Apocalypse, joue le rôle du public. Tantôt surpris, tantôt triste, tantôt apeuré… il reflète les émotions qui traversent le lecteur-spectateur qui admire la tapisserie.
La guerre de Cent ans à la une
Au 21e siècle, se plonger dans la tapisserie de l'Apocalypse c'est voyager dans le temps, 600 ans en arrière. Mais pour les contemporains de Louis Ier, c'est une tout autre histoire. En commandant la tapisserie de l'Apocalypse, le duc d'Anjou invente son propre média. Une gazette de 140 m de long qui parle des enjeux politiques et sociaux de son époque, en s'appuyant sur un texte intemporel évoquant la lutte contre le bien et le mal, les souffrances du peuple, les catastrophes naturelles… Pour se faire, il donne aux personnages du texte biblique les traits de nobles, de personnalités et de princes de guerre de l'époque. Louis Ier construit ainsi un nouveau récit racontant les hauts faits et les heures sombres de son siècle, en particulier la guerre de Cent Ans.
Dans la scène des Myriades de cavaliers, par exemple. Le texte de la Bible évoque des troupes de chevaliers qui apportent la désolation sur la terre. Les hommes et les femmes du 15e siècle ont repéré dans les armureries des têtes de léopards, symbole des armoiries de l'armée d'Angleterre, et un casque rouge porté par les troupes anglaises. Dans les rangs des soldats, on distingue un homme au casque surmonté d'une plume d'autruche. C'est le signe distinctif du fameux Prince Noir, prince de Galles et fils d'Edouard III Ce personnage politique est à l'origine des razzias qui dévastaient les campagnes pendant la guerre de Cent ans. Cet extrait de l'Apocalypse d'Angers en est une évocation directe.
Le prince Edouard III est lui-même représenté dans la scène dite de la Cinquième Trompette. Dans cet extrait du texte biblique, un ange destructeur envoie une nuée de sauterelles qui dévaste les récoltes. Un épisode qui peut rappeler les invasions de criquets que subissent les campagnes d'Europe au 15e siècle. Le personnage malfaisant, doté d'un sceptre, porte une barbe en double-pointe, tout comme le roi d'Angleterre.